Hommage à Georges Turlier et Jean Laudet 70 ans après

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Cet hommage a été prononcé par Hervé Madoré, le 1er avril 2023 à Champs-sur-Marne, lors de la remise de la Légion d’honneur à Jean Laudet par Sandra Forgues médaille d’or avec Frank ADISSON, en canoë biplace slalom, lors des Jeux Olympiques de 1996 à Atlanta (Etats-Unis).

Georges Turlier avait été décoré quelques mois plus tôt en Haute-Savoie à Habère-Poche.

Jean Laudet et Georges Turlier étaient les seuls champions olympiques français qui n’avaient pas été honorés dans l’ordre de la Légion d’honneur. Car cette attribution aux champions olympiques n’est devenue systématique qu’à partir de 1964. L’oubli est enfin réparé.

Sandra Forgues, Jean Laudet, Jean Zoungrana (président FFCK) ©Sylvaine Deltour

«  C’était Il y a 70 ans, le dimanche 27 juillet 1952 à 18H05. Nous sommes aux Jeux Olympiques d’Helsinki.

Jean Laudet et Georges Turlier sont sur la ligne de départ du 10 000 mètres.

21 ans tous les deux, pas de grande expérience internationale. A leur côté, les Canadiens, les Russes, les Allemands, les Américains. Turlier et Laudet ne font pas partie des favoris.

Ils ne devraient même pas être au départ. Ils se sont préparés pour le 1 000 m, 4 minutes d’effort. Et puis deux jours avant la course, changement de programme. Le sélectionneur de la fédération les convoque : « C’est l’autre bateau Français qui disputera le 1000 pour vous ce sera le 10 000 » 50 minutes de course.

Pourquoi ce changement au dernier moment ? C’est la décision du sélectionneur, indiscutable. Le 1000 mètres ou une médaille d’or semble plus accessible sera réservé à l’autre bateau Français. Ils n’ont pas le choix mais restent l’incompréhension et la colère qu’ils vont rapidement transformer en un formidable moteur.  

La course est partie, Georges et Jean démarrent vite, par défi, par orgueil ils veulent passent en tête aux 1000 mètres. Le 1000 c’est leur distance, celle de leur entrainement depuis des mois, matin, midi et soir sur la Marne. Une disponibilité exceptionnelle offerte par leur intégration au sein du Groupement sportifs interarmées de Joinville.  

Ils passent en tête au 1000 mètres, clin d’œil noir au sélectionneur. Reste 9000 mètres, pas question de s’épuiser en menant la course, ils se calent derrière les Canadiens, les Allemands et jouent dans leur vague comme un cycliste qui « suce la roue » dans le peloton.

2000 mètres, 3000 mètres, tout va bien, le bassin est agité mais le deuxième brise lame installé au dernier moment à l’avant du bateau est efficace, il évacue bien les vagues, le bateau ne s’alourdit pas.

4, 5, 6, 7000 mètres. Ils testent leur potentiel et s’aperçoivent quand ils décrochent qu’ils remontent facilement sur les Canadiens Tout va bien, ils en sont même étonnés. Ce n’est pas un hasard, à l’entrainement sur la Marne ils ont mis au point un nouveau style en ramenant leur pagaie au ras de l’eau : le bateau glisse mieux et le pagayeur dépense moins d’énergie. Quand l’entraineur national découvre cette nouvelle technique, il réagit « je préfère abandonner le canoë plutôt que de pagayer comme vous ». Ils ne l’ont pas écouté, le sport a besoin d’iconoclaste et aujourd’hui encore les pagayeurs utilisent cette technique. Il y a, chez Turlier et Laudet, du Fosbury avant l’heure.

Turlier et Laudet à l’entrainement sur la Marne avant les JO, une élégance certaine et efficace © Fonds Eric Collin

8 000 mètres, Georges en rajoute un peu, la compétition c’est aussi une part de bluff, alors…il sifflote. Peut-être pour signifier au colosse canadien qui, avant la course, s’est moqué de ses petits biceps que le moteur fonctionne au mieux. Il est vrai que le gabarit de Georges n’impressionne pas : 1 mètre 73, 72 kilos.

Les derniers 1 000 m, se disputent en couloir. Les Allemands décrochent vite, 200 mètres les Canadiens sont toujours devant, 50 mètres, les deux Français prennent la tête. Georges dira un brin provocateur « Comme nous étions préparés pour le 1000 nous étions des bons finisseurs ».

Une seconde et demie d’avance après 54 minutes de course, la longueur d’un bateau, la tactique irréprochable de ceux qui savent et qui peuvent attendre le bon moment.

Les deux jeunes nivernais gagnent le premier titre olympique du canoë français.

La qualité de l’entrainement, les innovations techniques, la mise au point du matériel, le sang-froid et le profond sentiment d’injustice ont construit cette victoire aussi exceptionnelle qu’inattendue.

Après le podium, Georges félicite le colosse canadien, il lui prend la main souffle dedans pour faire grossir son biceps. La compétition reste un jeu.

Le scénario du changement de distance a finalement profité à Turlier et Laudet et s’est retourné contre ses instigateurs : arroseur arrosé. L’autre équipage Français sur le 1000 mètres se classe 4ème, loin du succès espéré.

Turlier et Laudet sont fêtés, félicités, reçus par le Président de la République mais on ne sait pas encore que c’est fini pour eux, à 21 ans. On ne reverra plus, ou épisodiquement Georges et Jean dans le même bateau. Le canoë ne nourrit pas son homme et il leur faut reprendre le travail à l’usine pour Georges et chez l’opticien pour Jean. Quel gâchis !

Le sport olympique français est entré dans le refus du professionnalisme, il ne veut ni de sportifs d’Etat comme en URSS, ni de sportifs soutenus par des marques ou des universités comme aux USA et recherche une fameuse troisième voie dont il n’est peut-être pas tout à fait sorti. Mais c’est une autre histoire.

Merci d’accueillir Georges et Jean au sein des Gloires du sport. Ils méritaient de rejoindre les autres vainqueurs olympiques de 1952 : les Boiteux, les d’Oriola.

Georges n’est pas parmi nous ce soir. Il a été victime d’un accident vasculaire cérébral en septembre dernier, il se remet doucement. Il y a quelques jours, il m’a dit avec son air moqueur : « Je vais me battre, mais ce sera un peu juste pour Paris 2024 ».

Georges Turlier et Jean Laudet sur le podium entouré des Canadiens et des Allemands © Fonds Eric Colllin
Jean Laudet (avant) et Georges Turlier (arrière) © Studio R. Bérard

 

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