Atlanta 1996 vu par Frank Adisson, champion olympique
Issu d’une famille de céiste la jeunesse de Frank Adisson, né le 24 juillet 1969, est bercé par des récits de pagayeurs. Il découvre le canoë et l’eau-vive au club de Bagnères de Bigorre en 1983. Très vite, il forme un équipage de canoë biplace performant avec Wilfrid Forgues. Ils remportent le Championnat du monde junior en 1986, puis le titre senior en 1991 et 1997, la Coupe du monde en 1996 et 1997. Ils disputent trois Jeux olympiques en 1992 (3ème), 1996 (1er) et 2000 (7<sup>ème</sup>).
Atlanta 1996 reste un moment si particulier dans ma vie que, presque 30 ans après, je n’ai pas vraiment commencé à faire un tri dans les souvenirs, les articles de journaux, les lettres et messages reçus, ou les photos stockées. Mais cela devient doucement le moment d’en faire le bilan. Au fil du temps, une idée forte se dégage : ce fut à la fois une victoire très fragile et en même temps elle venait de loin, de profond, et cette fois, rien ne pouvait s’interposer entre l’or et nous.
Barcelone 1992 avait été une fête incroyable, une découverte de l’olympisme, de ses rencontres, des moyens dont nous pouvions disposer. Notre médaille de bronze nous a comblés même si notre navigation était loin d’être parfaite.

Le dernier stage en France avant Atlanta, du bateau et du plaisir.
Atlanta se présentait différemment, moins festive et plus orientée en ce qui nous concerne vers le résultat. Mais par bonheur cette focalisation ne s’est pas faite au détriment du plaisir à vivre en Équipe de France. En particulier, lors du dernier stage que nous avons effectué à Bourg-Saint-Maurice avant de partir en Amérique. On y a beaucoup navigué, on s’y est donnés à fond.
Mais le moment sans doute le plus fort n’a pas été sur l’eau : il s’agissait de grimper sur les flancs d’une colline, et d‘aller manger, boire, et chanter dans une bergerie. On y a passé une soirée festive incroyable, et notre entraîneur, Roby, nous a chanté une espèce de rengaine si joyeuse et entraînante qu’elle allait devenir notre gimmick pour tous les JO. C’est un air entêtant qui ne nous a plus quittés et qui nous a boostés jusqu’à quelques minutes de notre compétition.
Ce stage a été fondamental pour notre préparation et pourtant bien qu’il soit essentiel, il était hyper fragile : car à peine avions-nous quitté Bourg-Saint-Maurice pour voler vers l’Amérique, qu’une crue dévastatrice de l’Arbonne a détruit le bassin. À quelques jours près, ce stage si riche et profitable, se serait transformé en véritable fiasco.

Le stage terminal à Jonquières au Québec, naissance d’une équipe olympique.
Insouciants et passant déjà à l’étape suivante, nous avons effectué notre stage terminal à Jonquières au Canada. C’était un peu un retour aux sources pour nos entraîneurs qui y avaient disputé les Championnats du monde en 1979. On y a passé un séjour génial, magique, dans la patrie du canoë indien, au sein d’une Équipe de France super soudée et heureuse de s’entraîner à quelques jours de l’échéance finale. Chaque entraînement comptait, on y affinait les derniers réglages et défis physiques pour être prêts la semaine des JO. Et surtout, on avait créé l’Équipe de France olympique, elle avait désormais une âme prête à nous porter tous au plus haut de la performance.
Autant dire que ce « stage terminal » a été décisif dans notre préparation de la course des JO. Et pourtant là encore la chance, ou la malchance, nous suivait de près puisqu’à peine envolés pour Atlanta, le bassin de Jonquières était submergé par une crue si violente que non seulement les portes, mais aussi les épis, les enrochements ont été emportés pour ne plus laisser qu’un cours d’eau ravagé et impossible à naviguer. Nous n’avons rien vu du désastre, passant déjà à l’étape suivante, entrant de plein pied dans les JO dont nous rêvions depuis si longtemps.
Ocoee River, des Américains fraternels.
Là cependant, à Ocoee River, le sort nous a rattrapés et fortement perturbés : nos C2, trop longs, n’avaient pas voyagé en avion avec nous mais en camion. Et patatras ! ils étaient bloqués à la douane entre le Canada et les USA (aussi bien le bateau de course que son remplaçant). Ce fut vraiment un coup dur car il ne restait que deux entraînements sur l’Ocoee River avant la compétition : et même si nous étions parfaitement prêts, ces deux sessions étaient essentielles pour retrouver le rythme propre à cette rivière, pour se remémorer la profondeur d’eau dans les contres, la puissance des vagues.
C’est là qu’a eu lieu un petit miracle : nous avions, l’hiver précédent, accueilli chez nous un équipage américain et nous nous étions entraînés ensemble. Pour eux qui étaient loin d’avoir notre palmarès c’était une belle aubaine. À la fin du séjour, ils nous avaient acheté notre bateau d’entraînement et l’avaient ramené aux USA, ils ont accepté de nous le prêter à trois jours des JO. Il faut se représenter ce que cela signifie en termes d’amitié, de confiance, de fraternité alors qu’allait débuter la course la plus importante de notre vie et de la leur. Cette simple séance que nous avons pu faire avec leur bateau, pendant que nos entraîneurs se démenaient pour que nos C2 soient dédouanés, a été fondamentale. Elle nous a permis de peaufiner les mini réglages dont nous avions besoin avant la course, et aussi de ne pas douter face au coup du sort mais de poursuivre sur notre dynamique.
La course pouvait-elle commencer ? Pas tout à fait, puisque une fois les JO lancés, un attentat a endeuillé Atlanta la veille de notre compétition. Il s’en est fallu de peu que les JO s’arrêtent, ou que notre site délocalisé et plus vulnérable ne soit fermé.

Rien ne nous arrête.
Mais rien, ni les crues successives, ni les douaniers zélés, les terroristes ou autres obstacles ne devaient nous arrêter en 1996. Beaucoup de kayakistes ont entendu parler de notre bac arrière miraculeux, où la chance le disputait au geste technique pur et instinctif, à la coordination la plus parfaite de toute notre carrière. Mais peu savent qu’au bout du compte cette médaille d’or tient à la fois de l’évidence et du bonheur pur, mais aussi du hasard, de la fraternité, d’un timing redoutable et pourtant bienveillant.
Au fur et à mesure des années, j’ai de plus en plus eu le sentiment, profond, que notre titre olympique était certes dû à notre force, nos entraîneurs, nos équipiers, comme je l’avais toujours su, mais aussi et peut-être surtout à un coup de dé, une énergie, une force qui nous portait et qui nous disait que c’était notre heure.
Quatre ans plus tard, tandis que tous les voyants étaient au vert et que la situation semblait maîtrisée, il s’est passé exactement l’inverse : une micro-erreur qui ne nous arrivait jamais nous prive d’une médaille qui nous tendait les bras… Est-ce à dire que parfois les choses s’équilibrent ? En tout cas la frontière entre le grand loupé et la grande réussite est bien ténue.

Frank Adisson
Janvier 2024
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